Enquête de Jamel TAÏBI
Cette enquête a été réalisée dans le cadre du programme du journalisme d’investigation relatif à la mise en place d’une bonne gouvernance locale dans le district du Nord-Ouest, diligenté par le Centre de développement des médias (MDC). Cette enquête a été publiée dans le journal La Presse dans son édition du lundi 21 octobre 2019 et sur le site électronique La Presse.tn.
Des Tunisiens à l’étranger et des fonctionnaires ont bénéficié illégalement de permis de transport sous l’ancien régime. La Commission régionale d’apurement du secteur de transport accuse les autorités régionales de ne pas procéder au retrait de certaines autorisations passées sous régime de location en violation de la loi. Des dizaines de plaintes ont été déposées devant le tribunal administratif contre la division de l’action économique de l’administration du gouvernorat pour non-respect des lois.
« Nous avons souffert pendant de longues années à cause d’un système de gestion du secteur du transport pourri et qui n’a pratiquement pas changé dans le pays». Ainsi s’indigne Mongi, chauffeur de taxi de la ville du Kef devant les pratiques jugées encore dépravées de certains responsables régionaux présidant sur le sort de ce secteur. Ecœuré par la situation de près d’un millier de personnes qui vivent de cette activité dans cette région , il estime que bien des dysfonctionnements parfois graves persistent toujours dans le secteur.
L’air débonnaire et le visage miné par la misère de la situation et l’injustice du système, notre interlocuteur ne mâche pas ses mots: «Le secteur du transport est livré au trafic et au favoritisme». Plusieurs chauffeurs, dit-il, engagés depuis plusieurs années , par des personnes détenant des permis de transport, n’ont toujours pas réussi à obtenir leur propre titre. D’autres personnes étrangères à la profession, reconnaît-il , l’ont cependant acquis illégalement en franchissant, sans peine, le rubicon des commissions régionales en charge du dossier du transport».
Autant dire alors que c’est toujours , selon lui, la galère et la consternation chez une grande partie des professionnels du secteur de transport des personnes opérant dans ce gouvernorat.
Ces derniers se sentent très frustrés, comme l’explique un autre chauffeur de louage qui a échappé miraculeusement à la mort suite à un accident tragique de la circulation. L’un de ses collègues, également chauffeur de louage depuis huit ans, remet en cause les principes d’octroi de certains permis de transport à des personnes étrangère au secteur.
Nous l’avons rencontré à la station du transport de la ville du Kef où nombreux chauffeurs sont venus nous raconter leur misère en soulevant tous les dysfonctionnements sous-tendant les activités de transport dans la région.
Il y en a même qui s’insurgent devant le comportement qualifié d’irresponsable des autorités régionales face à ce qu’ils considèrent comme un manquement au devoir d’appliquer les lois en vigueur. Notre enquête a révélé des sons de cloches antagonistes et discordantes.
Un travail de vérification difficile de tous les permis accordés
«Nous sommes mécontents de la situation actuelle dans laquelle est plongé le secteur du transport dans la région du Kef depuis plusieurs décennies et nous déplorons tous les dérapages que nous constatons en matière d’octroi de permis de transport des personnes. « Ainsi se plaint Bouaroui, chauffeur de louage, l’air timoré par les années de labeur sur le trajet le Kef-Sousse et qui plus est, se dit outré, voire révolté par les informations issues des différents rapports de la commission du secteur du transport non régulier des personnes du Kef .
Huit rapports ont été élaborés par la commission depuis 2012 et ont permis, selon le directeur régional du transport au Kef, Zied Drissi, d’élucider les tenants et les aboutissants de ce dossier, jugé délicat, voire embarrassant , en concertation avec l’agence de transport terrestre et les acteurs dans le secteur. Des listes de tous les titulaires de permis de transport ont été établies et soumises aux caisses de sécurité et aux recettes des finances afin d’enquêter, avec parcimonie, sur leurs identités exactes, leurs activités de transport , leurs revenus et leurs activités parallèles si elles existaient. Certains fonctionnaires de l’Etat figurent sur ces mêmes listes. Des personnes ayant une activité commerciale parallèle ont été aussi épinglées..
La commission a, pour ce faire, présenté aux professionnels du secteur les listes nominatives des personnes qualifiées d’intruses dans le secteur ou opérant illégalement, à travers des subterfuges administratifs sous régime de contrat. Elle a aussi adressé des correspondances au tribunal administratif pour statuer sur les cas de ceux qui ont perdu leur nationalité, ou repris leurs droits civiques, ou passés en banqueroute.
D’autres correspondances ont été adressées aux municipalités pour remettre à la commission la liste de ceux qui ont établi des contrats de location de leur permis de transport. Mais en vain, reconnaît le même responsable.
La commission s’est heurtée, selon lui, à des difficultés de taille, telle la difficulté de prouver la résidence à l’étranger de certaines personnes et des opérations de location ou de cessation des permis de transport.
Elle a, en outre, rencontré des difficultés d’accès aux dossiers sur tous les titulaires de permis de transport et de cartes professionnelles auprès de la division de l’action économique. Des casse- têtes ont été générés par ailleurs, par des chauffeurs, en activité ou en retraite, dont le revenu ne dépasse pas trois fois le Smig et titulaire de permis de transport.
D’où l’imbroglio qui a donné lieu à une remise en cause des travaux de la commission par les professionnels du secteur, tant celle-ci n’a nullement réussi, jusque-là, à l’apurer.
Permis illégaux et résidence à l’étranger : deux points de litige
Pour ce faire et preuve à l’appui, le directeur régional du transport du Kef a donné, dans un récent rapport soumis à la commission régionale du transport, au cours de l’une de ses réunions tenue au siège du gouvernorat , il y a quelques mois, un large éclairage sur la situation prévalant dans le secteur du transport dans la région.
«Nous avons identifié par exemple 157 cas de cessation d’activité pour une période de deux ans ou plus , mais aussi 29 dans le secteur des louages, 13 dans celui des taxis individuels et 115 dans celui du transport rural’. Mais fait grave, cela n’a pas, pour autant, abouti, selon lui, au retrait de leurs permis de transport comme le stipule la loi.
93 autres cas concernent des agents de l’Etat, des collectivités publiques ou autres établissements publics à caractère commercial ou administratif ont été épinglés. Ils détiennent , de façon jugée déloyale, des permis de transport dont 49 unique ont un identifiant auprès de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (Cnrps) et 44 un identifiant unique auprès de la caisse nationale de sécurité sociale (Cnss), 15 autres mènent une seconde activité commerciale avec, preuve à l’appui encore, une patente enregistrée auprès de la recette des finances et 39 détiennent un code résident à l’étranger à la Cnss. 13 personnes seraient également résidentes à l’étranger, sans preuve matérielle tangible toutefois.
La commission voit, ainsi, sa crédibilité, ternie par son incapacité d’annuler les permis octroyés illégalement , sans passage par les fourches caudines des commissions régionales d’octroi de tels permis. Il en serait de même pour les opérations de retrait des permis dont les propriétaires ne respectent pas le règlement du transport des personnes.
S’agissant du premier point, la commission a montré des signes de faiblesse quant à sa capacité de prouver les opérations d’octroi illégal de permis de transport car elle n’a pas pu avoir accès aux dossiers, toujours aux mains de la division de l’action économique du gouvernorat.
Cette dernière refuse, selon le directeur régional du transport, de les soumettre à la commission en dépit des demandes pressantes qui lui ont été formulées à maintes reprises.
Concernant les opérations de cessation ou de location «la commission d’apurement ne détient que quelques copies de contrats obtenus par le biais de certains citoyens ou de motions qu’elles a reçues, sans pour autant obtenir la certification de leur authenticité de la part des municipalités», précise le président de la commission.
Les correspondances adressées à ce sujet aux instances municipales sont restées lettres mortes et accablent du coup la commission.
La Chambre régionale des propriétaires des voitures» louages» se rebiffe
Le président de la Chambre régionale des voitures «louage» Noureddine Chargui, n’a pas hésité, quant à lui ,à monter au créneau pour dénoncer l’inertie de l’administration régionale face à ce qu’il a présenté comme «des dérapages et des dépassements» qui, selon ses propos, ont grandement nui à la bonne marche des activités de transport dans le secteur des voitures de louage ou autres.
Les autorités, martèle-t-il, l’air courroucé, «ne daignent même pas examiner toutes les recommandations de la chambre. Elle se contentent, à chaque fois, d’examiner celles inhérentes seulement aux autorisations» alors qu’elle devrait statuer sur une liste de 11 recommandations toutes aussi importantes les unes que les autres. Chergui déclare que toutes les séances de travail organisées à l’échelle régionale ont, reconnaît-il, l’air quelque peu sidéré, dévié par rapport aux objectifs impartis aux réunions mixtes sur les problèmes du secteur. «Cela met la chambre dans une position inconfortable, notamment lorsque les participants à la réunion évoquent les questions des résidents à l’étranger détenteurs d’autorisations de transport ou les cas de ceux ayant une seconde activité ou appartenant à la Fonction publique ou au secteur étatique».
Il soutient que la colère des professionnels face à ce qu’il a qualifié d’une persistance de la politique du favoritisme et mêmes de pratiques illégales est justifiée.
Le chef de la division de l’action économique dément toutes les accusations
Quant au chef de la division de l’action économique de l’administration du gouvernorat du Kef, Hatem Tébourski, il s’est révolté contre les déclarations qu’il qualifie de fallacieuses et visant à détourner la vérité sur l’état des lieux du secteur. « Tout s’effectue dans la transparence dans le secteur. La Chambre régionale du transport nous a ainsi même imposé son diktat pour la sélection des bénéficiaires, après la vague de manifestations survenues après la révolution».
Et de poursuivre, l’air gêné: «Aujourd’hui nous regrettons seulement le fait de n’accorder d’autorisation qu’aux professionnels retenus dans la liste arrêtée en 2011 , en violation de la circulaire ministérielle de 2014 qui détermine les dates de dépôt des dossiers et les critères d’octroi de cartes professionnelles ou d’autorisations de transport public».
Celle-ci stipule que « toutes les demandes présentées en dehors des délais prescrits ne sont ni prises en compte ni traitées par l’administration».
Et d’ajouter : « Nous ne pouvons rien faire suite à l’accord passé à ce sujet avec la chambre, mais n’avons pas, non plus, le droit de refuser aucune nouvelle demande qui nous parvient en dehors de ce cadre, nous la classons sans suite cependant».
Pour le tout dernier concours ouvert par le gouvernorat, seuls, dit-il, une quarantaine de candidats ont déposé leurs dossiers pour l’obtention de permis de transport rural alors que 106 postes ont été mis à disposition à cet effet. Les demandes soumises avant ou après la date requise ne seront pas prises en compte.
En cherchant à le bousculer un peu trop sur les accusations portées par la chambre au sujet de certains dérapages, il répond l’air confiant. «Nous défions toute personne qui nous donne la preuve d’avoir soumis, par écrit, la moindre demande visant à obtenir des informations sur les détenteurs de cartes professionnelles ou d’autorisations de transport, car nous avons tout fait pour mettre fin aux dérapages , sauf pour les cas de l’identification de résidents à l’étranger, détenteurs de permis de transport public ou les cas de location de permis surtout que les municipalités ne nous répondent pas sur certaines correspondances pour l’identification des signataires des contrats de location», affirme -t-il sans réserve.
Mais la vérité ne semble point se dégager dans un camp comme dans l’autre. Le mystère continue à entourer bien des points de litige entre l’administration et les professionnels du secteur du transport, qui se renvoient la balle.
Cela nécessite, inévitablement, un travail laborieux de la part du ministère du Transport afin de rendre plus de transparence et de justice en faveur des professionnels dans ce secteur très sensible et névralgique pour l’activité sociale dans le pays notamment dans les régions de l’intérieur où la mobilité difficile requiert une révision du système de transport dans les zones rurales dès lors que la population peine à se déplacer facilement.